Jeu est un autre (2016), pour instrument(s) et dispositif électroacoustique
Communication présentée dans le cadre des Journées internationales de recherche et de pratique en pédagogie instrumentale et vocale | France – Suisse – Québec le 24 février 2017 à Genève – Haute École de Musique : “L’utilisation des technologies dans l’apprentissage et l’enseignement instrumental et vocal”
Jeu est un autre (2016) est le résultat des actions que j’ai pu engager depuis plusieurs années auprès du jeune public, des étudiants en musique et des pratiques amateurs. Engagement qui concerne à la fois la transmission des enjeux de la création musicale contemporaine et une démarche, plutôt personnelle, questionnant la capacité chez le compositeur à atteindre à un résultat exigeant sans s’appuyer sur la technicité et les habitus propres à son milieu.
C’est pourquoi Jeu est un autre aborde le processus de composition à partir d’un travail sur le jeu, le geste, l’écoute et la notation, dans lesquels l’utilisation des nouvelles technologies prend un sens très particulier. Il s’agit avant tout de proposer une méthode et des outils répondant aux exigences propres à toute démarche individuelle ou collective de création musicale et destinés à des jeunes ou des adultes qui n’en n’ont pas l’expérience.
Les ateliers effectués avec les élèves du conservatoire de Saint-Dié autour de l’œuvre Jeu est un autre abordent trois aspects qui me paraissent essentiels lorsque l’on envisage un projet de création dans un cadre pédagogique.
Le premier aspect consiste à intégrer dans l’œuvre proposée, dans la « partition », le processus de fabrication de l’œuvre. L’élève interprète (ou le musicien amateur) est face à un objet qui l’invite à développer son propre imaginaire. La partition de l’œuvre, pourrait-on dire, s’apparente à un manuel d’instructions, ou à une partition « générative ». De ce point de vue l’exercice n’est pas nouveau : on peut trouver ce même principe dans un bon nombre d’œuvres dites ouvertes, comme par l’exemple les partitions graphiques de Cage, par lesquelles le musicien doit en quelque sorte structurer et parfois déterminer le matériau musical (par exemple Variations IV, composée en 1963), ou des œuvres que nous pourrions appeler « protocolaires », dont un des exemples le plus connus est Solo (1966) de Stockhausen, pièce qui peut être jouée par n’importe quel instrument mélodique. Ces deux œuvres se présentent comme des sortes de kits de composition, avec des règles parfois complexes et assez strictes, surtout chez Stockhausen. Il ne s’agit pas à vraiment parler de pièces pédagogiques. Elles permettent néanmoins au musicien apprenti de saisir pleinement les méthodes de travail du compositeur à l’époque de leur composition, son langage, ce qui fait naturellement partie de la formation du musicien interprète. Sur ce même modèle de « kit », mais adapté à un cadre pédagogique, vous trouverez des renseignements par mon site d’une pièce intitulée Neumes (2010) que j’avais écrite pour la classe de clarinette du conservatoire de Dijon, dont le professeur est Éric Porche. La pièce s’adressait aux élèves de tous les cycles confondus. Elle a été reprise par la suite par la classe de clarinette de Béatrice Béarn au C.R.R de Clermont-Ferrand. Dans Neumes, l’élève doit fabriquer sa propre pièce en s’appuyant sur un ensemble d’objets sonores propres aux modes de jeu de son instrument, sur lesquels s’appliquent des modèles (« patterns ») structurels issus du plain chant médiéval.
Le deuxième aspect consiste dans la prise de conscience chez l’élève que le sonore est le résultat d’un geste instrumental avant d’être la production d’un objet symbolique ou prédéterminé. Autrement dit, il s’agit de développer une gestuelle souple qui ne soit pas déterminée par un résultat « cible », tel que la justesse ou une succession de notes ou de valeurs rythmiques, mais qui permette de produire un effet sonore d’une certaine richesse, que l’élève doit pouvoir apprécier par ses qualités sonores intrinsèques et qui émane directement d’un mouvement efficace du corps.
La façon dont ce résultat sonore peut être perçu et intégré à une forme musicale concerne le troisième aspect, touchant plus directement à la thématique de ces journées, bien que je tienne à souligner qu’il est pour moi inséparable des aspects précédents. Il s’agit d’une méthode que j’expérimente régulièrement avec mes étudiants de l’ESM de Bourgogne-Franche-Comté et qui consiste à utiliser la prise de son et les traitements audionumériques que l’on peut effectuer sur elle comme une technique permettant d’« objectiver » le matériau sonore. On sait depuis les travaux de Schaeffer que le fait d’enregistrer et d’isoler les sons de leurs sources aide à percevoir ces « objets » à partir de critères autres que celui de hauteur ou la durée, par exemple la rugosité, l’espace, le timbre, le type de profil, etc. Il s’agit de fait de tout un ensemble de qualités qui définissent le matériau dans les musiques contemporaines. Ce travail sur l’enregistrement et sa la manipulation peut se prolonger avec des logiciels de mixage afin d’observer et d’expérimenter la façon dont ces objets sonores, qui peuvent être très hétérogènes, se combinent, dialoguent, et deviennent progressivement des objets composites, voire une composition. Autrement dit, la façon dont ces enregistrements deviennent matériau musical, dès lors qu’ils font l’objet de certaines opérations.
Partant de ces trois aspects que sont les partitions « ouvertes », le geste instrumental et sa fixation sur support, voyons maintenant comment ils sont explorés dans Jeu est un autre.
Dans la partition figurent des indications suivantes sur les étapes de travail, il s‘agit de fait d’une méthodologie. Chacune des étapes décrites ci-après peut se décliner en des ateliers plus ou moins approfondis selon leur durée ou les âges et le niveau des participants.
Étape I : Du geste à la captation
L’élève apporte les matériaux de départ choisis par lui :
· S’il a une pratique instrumentale : diverses pièces déjà bien connues. Ce sont les extraits de ces œuvres, qu’il connaît bien, qui serviront d’appui au travail sur la partition tel qu’il est expliqué ci-après, ils constituent les « motifs de base ».
· Des “corps sonores” : des objets autres que les instruments pour créer des sons qu’on aime entendre. Par exemple : deux verres entrechoqués, un rouleau de scotch, un ballon de baudruche, des billes, une casserole…
· Divers types de matériaux destinés à la réalisation électroacoustique : un ou plusieurs textes intéressant particulièrement l’élève : poésies, recettes de cuisine, bandes dessinées, récits de voyage… Il peut s’agir de récits oraux.
· Des documents sonores de toute sorte peuvent compléter les matériaux précédents : extraits de films ou des musiques en mp3, émission télé, documentaire ou enregistrements personnels.
Chaque instrument et corps sonore donne lieu à un travail sur le geste afin de produire un effet sonore d’une certaine richesse que l’élève doit pouvoir apprécier par ses qualités intrinsèques, auquel peut s’ajouter un travail spécifique sur la voix et les textes. Pour cela, la partition graphique permet de distinguer différentes “figures” qui sont autant de manières d’identifier des types de phrasés, énergies, profils ou élans appliqués à un même « motif de base », par exemple l’extrait d’un morceau bien connu de l’élève :
Sculpture : Il s’agit de transformer le motif de base en accentuant très fortement le profil, c’est-à-dire, en la jouant avec une variation très appuyée et concentrée du contour dynamique, mélodique ou du timbre. La même figure donne lieu à des variations de vitesse, de registre, d’intensité ou de timbre.
Zébrure : La figure de base est découpée en sons (ou gruppetti) courts, pulsés. Le tempo bouge toujours très doucement et chaque son doit avoir une couleur ou une dynamique différente du précédent, comme si l’on marchait dans un chemin accidenté. On peut ainsi jouer avec un extrait musical connu, mais en le découpant en bribes et en le bouclant.
Allure : Il s’agit de travailler l’évolution dans le temps d’un son unique ; une note, un frottement, un souffle, un accord… On le fait évoluer doucement en hauteur (un vibrato lent et irrégulier), en dynamique (variations de nuances), en vitesse (un trille plus ou moins rapide), en timbre (une couleur plus ou moins brillante), etc. Le mieux étant, bien sûr, de jouer avec tous les paramètres à la fois…
Texture : jeu très rapide et varié donnant l’impression d’un jeu aléatoire, de préférence piano, mais des éclats sont aussi possibles. Il est troué par des silences. Ceux-ci sont très importants dans cette figure.
Tournure : Il d’un changement soudain. Par exemple, un forte devient pianissimo subito, un tempo peut s’accélérer ou ralentir soudainement, une note change de couleur et/ou d’intonation et de dynamique, un son pur se change brusquement en son criard, etc.
Murmure : Il faut ici trouver, dans le jeu instrumental et vocal, ce qui s’apparenterait le plus à une histoire que l’on raconterait très doucement, en chuchotant. On peut utiliser le texte apporté parmi les matériaux, mais il n’est pas nécessaire qu’on en comprenne chaque mot.
Le résultat de cette première étape est ensuite enregistré. La prise de son peut donner lieu à un travail spécifique, permettant aux élèves d’aborder la particularité de la captation microphonique pour les pièces électroacoustiques, tel que le grossissement par la prise de proximité ou la spatialisation stéréophonique. Mais au-delà de la technique, le rôle de la captation est d’objectiver le matériau, le mettre à distance, afin de pouvoir le transformer et l’organiser par la suite de façon réfléchie.
Étape II : Réalisation électroacoustique et mise en forme
La partition de Jeu est un autre est accompagnée d’un programme informatique qui permet de produire facilement des séquences déjà dotées d’une certaine complexité. Il s’apparente à un automate qui “improvise” avec les sons enregistrés, offrant à l’élève la possibilité de jouer avec son “reflet virtuel” produit par l’ordinateur, de se l’approprier et de “mettre en forme” ses idées musicales par l’écoute des transformations des matériaux. Comme pour la captation, le travail avec l’ordinateur peut ici se décliner en différents ateliers explorant les techniques audionumériques : montage, mixage, « design sonore », contrôleurs gestuels, etc. Mais aussi, d’aborder les enjeux de l’algorithmique dans des systèmes automatisés.
Le programme informatique a été réalisé avec le logiciel MaxMSP. Il s’agit d’une déclinaison de Flux æterna, œuvre « collaborative » composée en 2014 et destinée à l’internet. Le programme lit et transforme un ensemble de fichiers-son suivant un certain nombre de procédures. Les différentes transformations auxquelles sont soumis les enregistrements apparaissent comme des véritables motifs musicaux reliant des matériaux hétérogènes. De fait, on peut assimiler le programme de Jeu est un autre à un algorithme générant une partition dynamique, c’est-à-dire une partition se modifiant continuellement, laquelle donne les instructions à des instruments virtuels qui “jouent” des sons enregistrés comme s’il s’agissait des différents registres d’un orgue imaginaire. L’ordinateur se fait ainsi compositeur, instrument et interprète.
Les séquences produites sont associées aux différentes figures de la partition. Elles peuvent être fixées sur support pour être retravaillées et constituer des pièces électroacoustiques autonomes ou des séquences sur lesquelles les élèves jouent des parcours de la partition déterminés d’avance, sur le modèle des musiques mixtes.
Étape III : La restitution
Une partition est non seulement une mémoire de l’œuvre, mais une technique permettant de structurer la pensée. Ici, chaque objet graphique représente une forme musicale qui correspond à autant de manières de traiter des motifs que l’élève propose. Son organisation spatiale invite à imaginer des parcours que chaque élève ou groupe d’élèves définit et fixe, de façon à contrôler au mieux le discours.
Les ateliers menés à Saint-Dié durant trois journées, avec la participation de Yannick Herpin et Claude Georgel, musiciens de l’ensemble XXI.n, s’adressaient à 11 élèves (de 8 à 25 ans) de l’école de musique. Ils ont abouti à une restitution comportant 10 inventions jouées en alternant sans discontinuité des pièces acousmatiques, instrumentales et mixtes, d’une durée totale de 30’ environ :
1. Ouverture (murmures, tutti)
2. Bande seule
3. Musique mixte pour guitare électrique et bande
4. Duo pour alto et violon
5. Bande seule
6. Quatuor pour violon, 2 alti, guitare acoustique
7. Musique mixte pour saxophone et bande
8. Duo de clarinettes
9. Bande seule
10. Fermeture (murmures, tutti)
Ce travail a permis d’introduire à une de mes œuvres jouées par l’Ensemble XXI.n après la restitution, Variations (2016), qui est le résultat d’un processus de composition assez proche de celui mené avec les élèves, mais destiné à un ensemble de musiciens professionnels.
Conclusion : Jeu est un autre est une pièce qui offre aux élèves et aux intervenants des étapes de travail destinées à les faire entrer de manière active dans un processus de création, partant donc de la production sonore à partir du geste, de la distinction et structuration de matériaux différents et de l’utilisation de l’enregistrement et ou de l’ordinateur comme une sorte de miroir, de reflet, avec lequel ils peuvent établir un dialogue basé sur les propositions exprimées par l’élève de sorte qu’ils puissent s’approprier du résultat.